Mettre un mot sur le silence
- Mel
- il y a 3 jours
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Mettre un mot sur le silence :
Childism
, ou l’infantisme, ce préjugé que l’on ne veut pas voir
Parler de racisme, de sexisme, d’âgisme : cela ne nous choque plus. Ces mots sont entrés dans notre conscience collective, portés par des luttes sociales et des prises de conscience progressives. Ils ont permis de rendre visible l’invisible, de nommer l’oppression, de légitimer les combats. Et pourtant, un groupe reste encore largement exclu de ce champ de reconnaissance : les enfants. Non pas simplement en tant que personnes vulnérables à protéger, mais comme sujets à part entière, souvent relégués dans une forme d’ombre institutionnelle, culturelle, juridique et même langagière.
La philosophe et psychanalyste américaine Elisabeth Young-Bruehl a proposé un terme pour désigner cette forme de domination tue : le childism, que l’on peut traduire en français par infantisme. Dans son essai Infantileism: Confronting Prejudice Against Children (Yale University Press, 2012), elle fait un constat implacable : nous vivons dans un monde où le mépris à l’égard de l’enfance est normalisé, rationalisé, et trop souvent légitimé.
L’infantisme, tel qu’elle le définit, est un système de croyance collectif, ancré dans l’histoire des idées, des institutions et des pratiques éducatives, qui construit l’enfant comme un être immature, inachevé, possession des adultes, objet de projections, de fantasmes, de besoins, bien plus que comme un sujet à part entière. Il s’agit, en somme, d’un préjugé culturel qui autorise, sous couvert de pédagogie ou d’autorité, toutes les formes de violences — psychologiques, verbales, éducatives, juridiques, voire physiques.
Un mot qui manque à la langue
Pourquoi ce mot n’a-t-il jamais trouvé sa place dans notre lexique militant ? Elisabeth Young-Bruehl s’interroge :
« Pourquoi avons-nous refusé de nommer ce préjugé comme nous en avons nommé d’autres — le racisme, le sexisme, l’âgisme ? »
La réponse est sans doute à chercher dans une vieille croyance héritée d’Aristote lui-même : l’enfant comme être “non accompli”, destiné à devenir pleinement humain seulement à l’âge adulte. L’étymologie du mot infans (littéralement “celui qui ne parle pas”) nous le rappelle cruellement : le silence est assigné à l’enfance, comme si sa parole ne comptait pas, comme si sa subjectivité était en suspens.
Dans cette perspective, l’enfant n’est pas encore un sujet de droit, mais un “non-adulte”, une figure passive, à la merci de la représentation qu’en ont ses parents, ses éducateurs, ses juges, ses professeurs. Or, c’est précisément cette absence de reconnaissance pleine et entière qui autorise, dans l’inconscient collectif comme dans les structures, une maltraitance banalisée, parfois institutionnalisée.
L’infantisme comme concept politique
Ce que propose Young-Bruehl va bien au-delà d’un simple néologisme : il s’agit d’un outil critique, un concept à potentiel politique, capable d’éclairer ce que nous ne voulons pas voir. De la parole niée dans les tribunaux aux violences éducatives ordinaires, des abus perpétués dans les institutions religieuses à l’exploitation économique, en passant par le mépris de leurs émotions ou de leur pensée, les enfants sont les grandes figures oubliées des luttes contemporaines.
Et si, comme le suggère l’autrice, nous avions besoin aujourd’hui d’un mot qui résonne, à l’instar du sexisme, pour éveiller notre conscience collective ? Un mot capable de fonctionner comme un guide pour l’action politique, pour interroger nos pratiques, nos lois, nos représentations, et les dispositifs de protection qui souvent, en prétendant les servir, les dépossèdent davantage.
Ce que propose le concept d’infantisme, c’est un changement de regard radical : cesser de considérer l’enfant comme un futur adulte, pour le reconnaître comme un sujet au présent, porteur de droit, de désir, de pensée, et de voix.
Ce que parler veut dire
Il ne s’agit pas d’ajouter un “isme” de plus à la liste, mais de révéler un impensé structurant. Parler d’infantisme, c’est dénoncer cette zone aveugle dans nos discours sociaux et éducatifs. C’est reconnaître que les enfants ne peuvent pas s’organiser pour dénoncer les violences qu’ils subissent. C’est donc à nous, adultes, d’oser parler, d’oser nommer, d’oser agir.
À Bétharram comme ailleurs, dans nos institutions, nos tribunaux, nos foyers, nos écoles, il est temps de poser les mots justes. Car un mot peut faire acte.
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